Climat d’insécurité ! sens propre ou figuré ?

Climat d’insécurité ! sens propre ou figuré ?

Sur l'île yéménite de Socotra, en novembre 2015.

C’était bien évidemment la question piège. Samedi 14 novembre, sur la chaîne de télévision CBS, l’animateur du débat entre les prétendants à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle américaine a demandé à Bernie Sanders s’il pensait toujours que le changement climatique était « la menace la plus importante pour la sécurité des Etats-Unis », comme il l’avait déclaré quelques semaines auparavant. La question est presque rhétorique. La veille, Paris était ensanglantée par des attaques terroristes d’une brutalité inédite en France. L’« urgence climatique » semble reléguée, depuis, à une question vaguement subsidiaire.

Bernie Sanders a pourtant répondu qu’il maintenait « absolument » son opinion. « En fait, le changement climatique est directement lié à l’augmentation de la menace terroriste (…), a-t-il expliqué. Si nous n’écoutons pas ce que les scientifiques nous disent, nous allons voir des pays tout autour du monde c’est ce que dit la CIA se battre pour l’accès à l’eau, pour l’accès aux terres arables, et nous verrons surgir toutes sortes de conflits. »

Tirer un lien entre sécurité et changement climatique en fait sourire certains. Ce lien est pourtant une certitude, et une certitude suffisamment incommodante pour être systématiquement oubliée et régulièrement redécouverte.

« Multiplicateur de menaces »

En mars 2008, le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité transmettait aux Etats membres un rapport sans ambiguïté sur le sujet. Sept ans après sa rédaction, force est de constater son caractère prémonitoire. Le texte estimait que le réchauffement agit comme un « multiplicateur de menaces » dans des zones déjà traversées par des tensions sociales, politiques, religieuses ou ethniques.

« Les changements climatiques risquent d’avoir, à l’avenir, des incidences sur la stabilité sociale et politique au Proche-Orient et en Afrique du Nord », détaillait le rapport, qui pointait « les tensions liées à la gestion des ressources hydriques de la vallée du Jourdain et du bassin du Tigre et de l’Euphrate, qui se raréfient » et l’aggravation de ces tensions par l’augmentation des températures.

Il mettait aussi l’accent sur « une augmentation sensible de la population du Maghreb et du Sahel » au cours des prochaines années qui, combinée au changement climatique et à la diminution des surfaces agricoles, pourrait entraîner une« déstabilisation politique » et « accroître les pressions migratoires ». Même alerte sur le Yémen.

De manière troublante, presque toutes les zones identifiées en 2008 comme les plus sensibles au réchauffement – de la Mésopotamie au Levant en passant par le Yémen, le Sahel et l’Afrique du Nord –, ont basculé sept ans plus tard dans l’instabilité ou le chaos, chaos dont les attentats du 13 novembre sont le monstrueux rejeton.

Le cas syrien, en particulier, a fait l’objet de plusieurs travaux, cherchant la part prise par le climat dans la situation actuelle. Francesca de Châtel (université Radboud de Nimègue, aux Pays-Bas), spécialiste des questions de gestion de l’eau au Proche-Orient, en a livré une chronique saisissante, publiée en janvier 2014 dans la revue Middle Eastern Studies. Le scénario combine un cauchemar environnemental à une incurie à peu près totale du gouvernement syrien dans la gestion deses conséquences.

Entre 2007 et 2010, favorisée par le réchauffement en cours, une sécheresse d’une sévérité jamais vue depuis le début des relevés météorologiques s’installe sur la région. Les Nations unies estiment que 1,3 million de Syriens en sont affectés. En 2008, pour la première fois de son histoire, la Syrie doit importer du blé. L’année suivante, plus de 300 000 agriculteurs désertent le nord-est du pays faute de pouvoir poursuivre leur activité. Car non seulement il ne pleut pas, mais un grand nombre de nappes phréatiques, surexploitées depuis les années 1980, sont à sec… En 2010, 17 % de la population syrienne est en situation d’insécurité alimentaire.

Bien sûr, les déterminants environnementaux n’invalident nullement les autres – religieux, politiques, ethniques, etc. –, habituellement mis en avant. Mais leur rôle est clair : comment penser que la destruction partielle de la production primaire d’un pays puisse être sans effet aucun sur sa stabilité et la sécurité de ses voisins ?

Grilles de lecture

Dans une étude publiée en mai dans Journal of Development Economics, Matthias Flückiger et Markus Ludwig, de l’université de Bâle, en Suisse, donnent une illustration extraordinaire de ce lien entre environnement et sécurité. Les deux économistes ont analysé les données relatives aux actes de piraterie au large d’une centaine de pays, et à l’abondance de plancton dans les mêmes eaux. Selon leurs calculs, lorsque la quantité de plancton baisse de 10 %, le nombre d’actes de piraterie augmente d’autant…

Parce qu’elle est étrangère à nos grilles de lecture habituelles, cette corrélation peut surprendre, mais elle n’est pas si étonnante. Le plancton – affecté par le réchauffement – forme le socle de la chaîne alimentaire marine : lorsqu’il vient àmanquer, ce sont les pêcheries qui trinquent. Les pêcheurs se retrouvent alors avec des bateaux qui ne peuvent plus servir à pêcher. Il faut donc trouver une autre activité permettant de les amortir, et la piraterie en est une.

En frappant Paris le 13 novembre, l’organisation Etat islamique (EI) a remis le court terme au centre de l’agenda politique. La conférence décisive sur le climat, qui doit s’ouvrir le 30 novembre dans la capitale française, est passée au second plan. Pour la lutte contre le réchauffement, c’est une mauvaise nouvelle. On aura compris que, pour l’EI et tous ceux qui prospèrent sur le désespoir des plus pauvres, c’est une formidable victoire.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/cop21/article/2015/11/23/climat-d-insecurite_4815296_4527432.html#UGqVGbViMFs7gJEJ.99

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